sois tranquille, tout va bien

SILOAM SPRINGS
« Lessa ! » avait crié son cousin dans la cours de la récréation. Le petit garçon courait, ses lunettes sur le nez. Elle souriait à la vue de cet enfant qui venait à elle. Lui et Alessa étaient deux enfants, liés par un lien du sang, du moins ce qu'il croyait à l'époque et encore aujourd'hui, l'histoire familiale étant plus compliqué qu'elle n'en avait l'air. Deux cousins fusionnels, unis par un amour inconditionnel. Il fallait les voir pour le croire. L'un n'allait plus sans l'autre. Ils partageaient tant de chose, tant d'instants. « Lessa, Lucas il a dit que notre mariage c'était sale ! » Et la déception avait pu se lire sur les visages angéliques des deux enfants. Ils prévoyaient de se marier, d'être amoureux, d'être heureux. Parce qu'ils étaient persuadés qu'ils s'aimeraient pour la vie. Parce qu'ils n'étaient que des enfants, insouciants, innocents. Leur désir d'enfants faisait rire, sourire. Il arrivait aujourd'hui à Alessa de se remémorer ces quelques souvenirs, vagues mais qui laissait entrevoir la lumière dans sa vie devenue bien trop sombre, bien trop lugubre. Ces souvenirs, Alessa y repensait pour oublier ses pensées les plus noires, celles qu'elle essayait par tous les moyens de cacher aux yeux de tous.

AMSTERDAM.
« Je viens de Siloam Springs, aux Etats-Unis. Et toi ? » Elle regardait son interlocutrice, une jeune italienne qui débarquait aux Pays-Bas tout comme elle. Ce pays lui était encore inconnu, elle l'avait choisi sur un coup de tête en pointant du doigt Amsterdam sur une mappemonde. Elle avait eu ce besoin d'indépendance, ce besoin de quitter sa ville natale, son pays natale pour un ailleurs qu'elle ne connaissait pas. Et le voyage ne l'avait jusqu'alors pas déçue. Elle avait découvert les endroits les plus mentionnés dans les guides, elle avait visité son université où elle étudierait la littérature et l'édition. Elle avait surtout fait la connaissance d'un groupe de filles de son âge, parfois plus vieilles, venant d'horizons différents. Des filles qui, sans qu'elle ne puisse le deviner, allaient l'embarquer dans un cauchemar sans fin.

Alessa avait simplement envoyé un e-mail à sa famille, quelques semaines avant les fêtes de fin d'année. L'ultime qu'elle enverrait jusqu'à son retour, l'ultime qu'elle enverrait avant de se sortir de son traquenard. Ce dernier mail est la dernière trace que sa famille ait eu d'elle.

« Amsterdam, c'est super. Les gens sont vraiment formidables, je m'en rends compte de jour en jour. Je ne pense pas rentrer pour les vacances, j'ai de gros examens et je suis invitée à réviser chez une copine. Je vais bien, ne vous en faites pas. Je vous aime, Alessa. »

Le silence qui avait suivi avait été interprété de diverses manières. Au début, il n'inquiétait pas. Il n'était rien. Avec le temps, les mois, le pire avait finalement été envisagé. Alessa n'était pourtant pas décédée mystérieusement. Les morgues hollandaises n'avaient aucun corps correspondant à sa description, les hôpitaux non plus. Alessa était simplement introuvable. Elle avait disparu, ne laissant aucune trace. Un mystère pour la famille Gallagher, pour la famille entière de la jeune femme. Un mystère pour cette famille auparavant si soudée. Les recherches n'avaient rien donné. Alessa n'était plus qu'un souvenir pour tout le monde. Ses parents s'étaient faits à l'idée, elle ne reviendrait plus.

« Alessa, il te veut toi. Pas une autre. » Elle se forçait à sourire. Son maquillage vulgaire avait fini par imprégner les pores de sa peau. Ses vêtements qui n'en étaient pas vraiment ne lui ressemblaient pas. Elle ne savait plus comment elle en était arrivée là. Elle ne savait même plus ce qu'elle faisait réellement, répétant mécaniquement des gestes appris avec le temps, à faire semblant, à mentir, à simuler. Alessa était devenue une vulgaire prostituée du quartier des Portes Rouges d'Amsterdam, d'une des plus célèbres maisons closes. Des hommes venaient de partout pour rencontre les filles de la maison, pour les toucher, les attirer. Pour tout ce qu'une prostituée pouvait offrir. Elle se répugnait. Ses souvenirs étaient vagues, flous. Elle s'était réveillée un matin, dans cet endroit, à la fois luxueux mais pourtant si luxueux. Elle n'en était plus jamais ressortie, restant entre les murs de cette grande demeure. Certaines filles sortaient, pour trouver de nouvelles recrues, les plus anciennes le plus souvent. Les autres restaient. Elles restaient sous un contrôle strict, sous l’œil vigilant d'un homme dont elle ne connaissait que le pseudonyme : J.S.T. Trois lettres qui restaient marqué dans les esprits. Trois lettres qu'elles avaient gravées sur la peau pour marquer un territoire, une appartenance. Alessa avait atterri dans cette endroit sans vraiment le vouloir. Elle s'était retrouvée au mauvais endroit, au mauvais moment.

« Sam, tu devrais venir avec moi. On ne peut pas rester ici ! » Elle chuchotait. Sam était une jeune américaine, elle avait connu le même sort que Alessa. Toutes les deux avaient envie de fuir cet endroit sordide. Elle voulait fuir cette exploitation. Alessa refusait de finir comme une vulgaire prostituée. Sam l'avait regardé, de haut en bas, observant le corps fin de la brune. Les années dans cette prison l'avait changé, amaigri, avait durci ses traits. « Tu ne peux pas sortir comme ça. » Alessa portait encore les vêtements de la veille, un déshabillé de dentelle qui ne passerait pas inaperçu dans la rue. Autour d'elles, il n'y avait rien d'autre que les vêtements des deux hommes endormis, les clients dont le forfait s'arrêterait à l'aube. Elles n'avaient rien d'autre, rien que ces vêtements qui leur permettrait de fuir. Elles avaient quitté la maison ensemble, main dans la main, vêtues de vêtements d'hommes et juste ce qu'il leur fallait pour quitter le pays au plus vite : de l'argent trouvé dans les portefeuilles des inconnus et leur passeport, récupéré quelques jours auparavant. Elles s'étaient séparées à l'aéroport, l'une rejoignant Boston et l'autre Siloam Springs. Elle se promettait de garder le contact, de se revoir un jour ou l'autre, quand leur vie serait plus stable. Après cinq ans d'absence, Alessa revenait enfin à la vie. La grande disparue refaisait son apparition.

SILOAM SPRINGS
Alessa était rentrée. Elle avait remis les pieds dans cette ville qui l'avait vu grandir. Une ville qu'elle n'avait pas vraiment reconnue, qui après cinq ans d'absence avait changé. En sonnant chez ses parents, sans bagage, sans argent, elle avait été surprise de tomber sur des inconnus. « Je peux vous aider ? » Elle était restée muette, sous le choc, un instant. Elle n'avait pourtant pas oublié cette bâtisse qu'elle avait longtemps habité avant de vouloir vivre autre chose. Elle reconnaissait le jardin, elle reconnaissait l'endroit comme si elle ne l'avait pas quitté. Pourtant, deux inconnus se tenaient face à elle. « Je cherche les anciens propriétaires, je me suis peut-être trompée d'adresse. » L'homme lui avait simplement répondu qu'ils étaient partis pour l'Allemagne. Ses parents étaient partis, ils avaient quitté la ville quelques semaines avant son retour, plus rien ne les retenait vraiment en Amérique. Leur unique enfant n'était plus qu'un souvenir pour eux, un triste souvenir. Ils avaient tourné le dos à leur vie d'avant pour se reconstruire loin d'ici, loin de tout leur souvenir. Elle n'avait plus aucun moyen pour les joindre, eux aussi avait disparu sans rien lui laisser qu'un gout amer, qu'une profonde tristesse, qu'un sentiment de solitude. Alessa n'avait plus rien, sans ses parents, elle n'était plus rien. Elle avait vécu dix jours à l'hôtel avant de se retrouver sans argent. La propriétaire, bien qu'elle ait eu pitié, ne pouvait rien lui offrir de plus que la chaleur de son hall d'entrée lorsqu'elle en aurait besoin et une douche de temps en temps, en attendant. Elle s'était retrouvée à la rue, une pancarte à la main à réclamer quelques pièces pour manger, pour se laver, pour essayer de vivre. Son visage défait devant les passants avait inspiré la pitié de quelques uns. La tristesse dans ses yeux avaient attendri les plus sensibles.

L'hiver était arrivé plus vite qu'elle ne l'aurait imaginé. Ses quelques vêtements ne lui permettaient plus de se protéger du froid et de la pluie. Alessa ne vivait plus, elle survivait, grelottant. Il lui arrivait de penser que sa situation n'était pas si mauvaise à Amsterdam. Au moins là-bas, elle avait chaud, elle était propre, elle n'avait jamais faim. Au moins là-bas, elle n'avait pas à se préoccuper de savoir si elle serait encore vivante au petit matin. Prostituée ou sans domicile, la différence se faisait ressentir. « Excusez-moi, vous semblez affamée et frigorifiée. Laissez-moi vous offrir un repas et une couverture. » Elle avait simplement levé le regard pour le plonger dans celui d'un homme. Un grand brun qu'elle avait souvent croisé, qui lui avait souvent donné de l'argent avec le sourire. Elle n'avait pas dit non, elle avait simplement pris sa main et s'était laissée guider par cette aide qu'elle avait tant espéré. Il était revenu chaque semaine pendant un mois et demi, lui offrant toujours un repas complet, des vêtements chauds et parfois même de quoi se laver décemment. Chaque semaine, elle attendait impatiemment son retour. Il parlait très peu, c'était mieux ainsi. Elle préférait le silence. Elle ne voulait rien lui dire. Elle se cachait déjà de ses anciens amis par crainte de la pitié. Alessa ne voulait pas raconter ce qu'il lui était arrivé, comment elle en était arrivée là. Cet homme, il s'appelait Thomas. « Mais je préfère Thom. » avait-il dit une fois. Elle ne comprenait pas sa générosité, la tendresse de son regard. Il était si différent d'elle, des autres. La richesse lui collait à la peau et pourtant il voulait l'aider. « Je ne peux rien vous donner en échange de votre aide vous savez ... » Il avait simplement souri. Un sourire comme elle n'en avait plus vu depuis des années. Un sourire qui lui rappelait vaguement son cousin qu'elle avait choisi d'éviter encore quelques temps, c'était mieux pour lui, pour elle. « Alessa, je peux vous héberger. J'aimerais vraiment vous offrir un toit, un lieu décent où vous pourrez vivre. S'il vous plaît ... » Elle n'avait pas accepté toute suite. Par crainte de se retrouver dans une mauvaise situation. Et par une nuit de grand froid, il était venu la chercher. Elle n'avait pas résisté longtemps avant de prendre place dans sa voiture avec chauffeur, la chaleur de l'habitacle avait suffit à la convaincre. Après trois mois à vivre dans la rue, Alessa se voyait offrir un toit. Elle pouvait revivre. Thomas lui avait trouvé un emploi de serveuse, il lui avait offert plus qu'elle ne pouvait en demander. Elle resterait éperdument reconnaissante de l'aide que lui a apporté cet homme. Et si Thomas ne la laissait malgré tout pas indifférente, elle n'en disait rien, préférant cacher son attirance. Elle n'était pas prête à retrouver les bras d'un homme, aussi bienveillant soit-il.