Le temps n’est qu’une passe, qu’un pied de danse à la lance inéluctable d’une Mort palabre. Hadrien s’arrête, suspend la pointe de son crayon acéré au dessus d’une feuille vierge qu’il s’obstine à noircir d’une frénétique et colérique inspiration. Son souffle est un peu court, rapide, comme s’il venait de courir un cent mètre acharné. Il ferme les paupières, inspire profondément et lève la tête de sa feuille noircie par des mots qui ne font plus aucuns sens.
Par des mots qui ne sont plus que le reflet d’une douleur omniprésente.
Son cœur se serre à lui en faire mal, et le goût amer de la tristesse envahit lentement son palais. New York s’illumine lentement de ses lumières éphémères, vives et vacillantes sous cette vie bruyante et assourdissante qui lui sert de poumons et l’anime en permanence. Hadrien fronce les sourcils, surpris de voir l’agitation qui agite la rue en face de sa petite maison de banlieue new-yorkaise.
Il n’est veuf que depuis deux semaines et il est surpris.
Surpris de voir que le monde ne s’est pas arrêté. Surpris de prendre conscience que le monde continue sa paisible existence. Le crayon qu’il tient fermement dans la main lui glisse des doigts, rebondissant sur le bois de son bureau avant de tomber au sol dans un petit bruit étouffé. Hadrien fixe un instant le fauteuil désormais vide de l’autre côté de la pièce qui leur servait de bibliothèque, là où John avait l’habitude de travailler ses dossiers. Là où John avait l’habitude de prendre leur fille sur ses genoux pour lui lire des histoires de sa voix amusée. Il prenait toujours des intonations stupides et haut perchés, qu’Hadrien avait toujours trouvé adorablement ridicule mais qui faisait toujours rire Scarlett aux larmes.
Ce vieux fauteuil en cuir dont les ressorts faisaient mal au dos, mais dont John avait toujours refusé de se séparer. Valeur sentimentale, lui avait-il un jour expliqué. Hadrien n’avait pas insisté.
Victor Hugo a écrit un jour « Tu n’es plus là où tu étais, mais tu es partout là où je suis. » Hadrien n’a jamais trouvé cette citation plus pertinente qu’aujourd’hui. Il n’est pas le premier à perdre l’amour de sa vie, et il ne sera certainement pas le dernier. Cette fatalité le clou un peu sur place, l’emprisonne tandis que ses yeux tombent sur une photo de John qui trône fièrement sur son bureau.
Malgré sa tristesse et sa douleur un faible sourire s’esquisse sur ses lèvres, alors qu’il repense à l’homme qu’il a aimé, avec qui il a partagé la plus grande partie de sa vie, le père de sa fille. John était son contraire le plus parfait, animé d’une gaieté et d’une joie de vivre qu’Hadrien lui enviait parfois jalousement. Et s’il lui arrivait de s’agacer devant ses pitreries ou son humour loufoque, jamais il ne l’avait regretté. Inconsciemment, il tend une main et caresse du bout des doigts
la photo de son mari. Non. De son défunt mari.
John était pédiatre, il travaillait à l’hôpital de leur quartier et sa passion sans faille pour son métier l’a toujours inspiré. John aimait le thé et la course à pied. John avait une passion pour la cuisine. John était philanthrope et croyant plus en l’Homme qu’en quelconque croyance futile. John était un père exemplaire et aimant. John avait perdu la bataille contre le cancer.
Un grand « boum » résonne soudainement à l’étage inférieur, faisant sursauter Hadrien. Il cligne des paupières, chassant du revers une larme solitaire.
« Scarlett ? »Un grognement s’échappe de l’entrée.
« Ca va, j’ai rien ! Réponds une voix douloureuse.
Je me suis juste cogné la tête contre cette foutue l’étagère ! »Hadrien pousse un profond soupir. Il n’y a pas plus maladroite que sa fille.
« Et l’étagère n’a rien ? Demande t-il, juste pour la forme.
- Ah, ah, ah ! Very funny, dad ! »Se frottant les yeux, il essaye de reprendre un peu de contenance avant de rejoindre Scarlett pour préparer le dîner. La main sur la poignée de la porte, son regard s’arrête une nouvelle fois sur le fauteuil de John.
Demain, il s’en débarrasserait.
***
Un an plus tard... Hadrien n’était pas surpris de voir Scarlett derrière le bureau qui avait autrefois appartenu à John. La jeune fille s’était appropriée l’endroit, y installant son petit coin de travail le plus naturellement du monde. Sortant d’une journée particulièrement pénible de cours, Had’ posa sa mallette en cuir sur son fauteuil tout en lançant un regard perçant à sa fille. Celle ci l’ignora d’ailleurs, toute concentrée sur son écran, les écouteurs aux oreilles dont il pouvait percevoir les sons.
« Scarlett, dear ? »Une nouvelle fois l’adolescente l’ignora. Où ne le remarqua pas ? Il était difficile de capter l’attention d’une jeune d’à peine dix sept quand elle... Hadrien plissa les yeux, tandis qu’il faisait le tour du bureau afin d’avoir une vue parfaite sur l’écran du macbook de sa fille. Lentement, il arqua un sourcil et secoua la tête, légèrement agacé. Une fois n’était pas coutume, Scarlett préférait passer sa soirée à regarder il ne savait quelle série alors qu’il aurait été bien plus utile de réviser son histoire.
Scarlett partageait son gout pour le cinéma et les mauvaises séries avec John. Même si elle n’était pas leur fille biologique -elle avait été adoptée alors qu’elle n’avait qu’un an- l’adolescente lui rappelait parfois tellement son défunt mari que ça en était douloureux.
« Scarlett ? »Hadrien leva les yeux au ciel avant de passer à l’action et de débrancher les écouteurs. Immédiatement le son et la musique inquiétante emplit la pièce, suivit par une voix « Previously on The Walking Dead... ».
Mauvaises séries. Il n’y avait que Scarlett pour aimé ce genre de... chose. Des zombies ? Réellement ?
« Daaad, chouina t-elle en baissant le son.
Tu peux pas me faire ce genre de chose, j’étais à fond dedans là ! Daryll et Rick sont... »Il retint un soupir las avec grande difficulté.
« Daryll et Rick ? Répéta t-il.
- Tu sais le flic et le mec... l’archer. Ils sont trop sexy, je les shippe trop ensemble. J’ai lu une fic sur eux qui... »Ce fut à ce moment là qu’Hadrien décrocha.
« Je suis certain que c’est très intéressant, coupa t-il, retournant à son propre bureau.
Mais ne serait-il pas plus judicieux que tu révises à la place de regarder... Daryll et Rick ? »L’expression choquée de Scarlett aurait pu être amusante et Hadrien dissimula un sourire.
« Pour quoi faire ? Répondit-elle en haussant les épaules.
Je change de lycée à la fin du mois.- Tu sais que cette excuse ne sera plus valable une fois que nous serons à Siloam Springs ? -
Hum, huum... chantonna Scarlett.
Mais on y est pas encore ! - Soit. Dans ce cas, est ce que tu as fini d’emballer tes affaires ? »L’adolescente fronça les sourcils et lui lança un regard incrédule signifiant parfaitement « t’inquiète Dad ! »
« Presque fini ! Déclara t-elle en chassant une de ses mèches rousses derrière son oreille.
Je peux retourner à mon épisode ? »
Hadrien ferma les paupières et finit par hocher la tête. Il était inutile d’argumenter avec sa fille... Scarlett était d’une tenacité à toute épreuve.
« Okay... Retourne donc à ton ship ! Peu importe ce que cela peut bien être. »Son ordi sous un bras, les écouteurs autour de son cou, Scarlett se tourna vers son père un grand sourire aux lèvres.
« Respect the ship, Dad ! Lança t-elle avec un clin d’oeil. »
Le professeur de littérature qu’il était éclata de rire, regardant sa fille s’éloigner en direction de sa chambre. Une toute nouvelle vie allait commencer pour eux à Siloam Springs. Un changement qui ne serait le bienvenu.