Aliocha leva ses yeux clairs vers le ciel, son stylo toujours coincé entre ses lèvres fines et nerveuses qui n'affichaient pourtant pas un sourire. La journée était belle, merveilleuse, même, et le réalisateur était sorti prendre quelques photos, pour le repérage, ou peut-être juste pour flâner. La bonne excuse, quoi. Mais c'était toujours mieux que de rester enfermé à l'hôtel avec une bouteille de bon whisky d'importation.
L'insupportable monsieur reposa son gobelet de café encore fumant sur le banc et leva l'appareil vers les arbres, essayant de visualiser son héroïne un peu conne s'y promener, ses yeux trop clairs tournés vers un futur aberrant – il n'avait même pas encore demandé aux scénaristes de s'y coller. Déjà, il se demandait s'il allait encore faire appel à Elijah pour ce rôle-là – attends, transformer son héroïne en héros ? L'effet de surprise était déjà un peu éculé, on ne la connaissait que trop bien, sa tendance à se tourner vers les efféminés :

« Tsk. »

Le parc était par ailleurs trop propre et rangé pour un plan de ce genre ; il lui fallait quelque chose d'un peu plus mélancolique. Le russe se promit de revenir le soir-même, en remettant son appareil dans son étui. C'est à ce moment précis que le vent se leva et que l'homme, en tournant la tête, vit un chapeau virevolter gentiment dans les airs. Il se le reçut un peu moins gracieusement dans la gueule, alors que le mouvement avait déjà fait naître des souvenirs. C'était connu que les russes chantent les passions tristes ; pauvre peuple de mélancoliques invétérés incapables de lever les yeux au ciel sans se rappeler.

Suprême ralenti au dessus du parc, lorsque les longs doigts du réalisateur se refermèrent sur les bords du chapeau.

Et, se contentant de mettre sa main en visière au-dessus de ses yeux, Alekseï chercha du regard la propriétaire dudit accessoire – un faible accès de générosité dont il faut profiter, mesdames -, lorsque son cœur rata un battement. Une chevelure étrangement familière ondulait doucement au loin. Le chapeau sous le bras, le russe s'avança vers cet éclair lancinant de mélancolie et tordit la bouche en un rictus agacé, aux accents incrédules :

« ...Sérieusement ? »

Il se demanda surtout si ce n'était pas encore l'une de ces hallucinations qui venait vers lui d'un pas aussi léger ; l'italienne avait tellement fait partie de son quotidien que, bizarrement, sa présence dans ce parc au beau milieu des States ne l'étonnait pas tant que ça. Le destin, hm ? Ou juste un foutu accès vengeur de l'Univers, qui allait lui mettre une claque d'ici quelques secondes. Déjà prêt à tendre la joue, Alekseï se morigéna silencieusement et planta ses yeux dans ceux de l'apparition, avant de lui tendre son chapeau et de répéter, sur un ton un peu plus assuré :

« Sérieusement ?! »

Pas comme s'il ne s'était pas demandé ce qu'elle était devenue, pendant tout ce temps. Oh, à peine un an. Et finalement, elle n'avait pas tant changé que ça. Alekseï pencha la tête sur le côté et murmura, en italien, même – what, toujours le même accent lourd et russe dans ces mots méditerranéens -

« Comment vas-tu ? »