est-ce que tu sais que quand tu touches le fond il y a peu de gens chez qui tu peux te réfugier?

La psychologue m'a encore dit qu'il fallait absolument que je parle à quelqu'un, que je me confie, que j'arrête de tout garder pour moi. Si seulement elle savait. Mais je garde obstinément le silence pendant ses séances. Je n'aime pas parler de moi, encore moins me confier, alors à quelqu'un que je ne connais pas? C'est peine perdue, elle ne tirera rien de moi. Toi, par contre, petit carnet bleu sur lequel je couche chaque jour ma vie, mes pensées, mes doutes et mes espoirs, tu me connais. Tu seras toujours là pour moi. Tu ne m'abandonneras jamais.

Mon enfance n’a pas de véritable intérêt, mais si je veux retourner aux sources de mes problèmes, il faut quand même que j’en parle un peu. Je suis née à Londres, le 31 décembre 1996. Mes parents s’aimaient d’un amour pur et tellement profond que je n’ai jamais retrouvé le même dans les visages que j’ai croisés jusqu’à aujourd’hui. J’ai donc eu une enfance on ne peut plus heureuse entre une mère maîtresse de maternelle et un père docteur de grande renommée, connu dans toute l’Angleterre. A l’école, je n’étais pas extravertie, loin le là, j’étais plutôt le genre d’enfant timide, discret et concentré sur ses études. Je travaillais d’arrache-pied pour rendre Papa et Maman fiers de moi. J’étais fille unique, et la plus grande fierté de ma mère, j’en suis certaine. Ça ne m’est jamais monté à la tête. Enfin voilà, une enfance heureuse, comme je l’ai dit, mais je n’avais pas vraiment de petits copains comme ma mère les appelait, des amis, si tu préfères. J’étais solitaire et je me contentais de lire ou de jouer seule. Ma mère, depuis ma plus tendre enfance, m’a donné ce goût pour la lecture. Elle adorait me lire de beaux albums avant que j’aille me coucher, et elle s’amusait même à mettre le ton. Ça me rendait dingue de ne pas encore savoir lire seule. J’ai vécu entourée de livres. Je me sens protégée entre leurs pages, comme si rien ne pouvait m’atteindre. Je m’échappe de la réalité pendant un moment, je peux être quelqu’un d’autre, n’importe qui, et il peut m’arriver n’importe quoi.

Tout a basculé à l’âge de 13 ans. Je menais ma vie tranquille de collégienne solitaire et concentrée sur ses études, lorsque ma mère est morte violemment. J’ai eu tellement de mal à m’en remettre. Je me suis enfermée sur moi-même et, selon les termes de la psychologue, je me suis « construit une carapace pour surmonter ça ». Ma carapace s’est révélée être une phobie sociale. Des crises de panique en plein cours, des angoisses insoutenables pendant la nuit, des sensations d’étouffement dans les couloirs… Je n’en pouvais plus. Je n’avais déjà pas beaucoup d’amis, mais j’ai fait fuir la plupart qu’il me restait. Encore une fois, la psychologue a dit que c’était une réaction inconsciente pour réagir à la perte de ma mère. En somme, mon cerveau a tout fait pour éviter que je m’attache. J’ai développé une peur panique de l’abandon, j’ai trop peur de perdre de nouveau quelqu’un à qui je tiens. Résolution du problème : je ne m’attache plus à personne. Je garde mes distances et je me barricade dans une prison intérieure recouverte de plusieurs couches de personnalités.

Mon père, lui aussi accablé par le chagrin, a eu besoin de fuir l’Angleterre. Ça m’a fait du mal de quitter ma patrie, mais plus rien ne m’y retenait, sauf une seule de mes amies, Anna. Je crois qu’elle a toujours été là pour moi, elle est devenue comme une sœur de cœur, c’est la seule avec mon père qui me connaisse vraiment. Mon père et moi sommes donc partis dans la petite bourgade de Siloam Springs, perdue au fin fond de l’Arkansas. C’était l’occasion pour moi de laisser tomber mon ancienne identité, d’oublier mon passé. J’ai abandonné mon premier prénom, Violet, pour prendre mon deuxième, Charlie. Je ne suis malheureusement pas devenue une nouvelle moi. Ma phobie sociale et mes braquages psychologiques sont restés malgré mon changement de décor et mon arrivée dans cette petite ville tranquille des Etats-Unis. J’y ai passé mon lycée dans la plus grande discrétion. Bien sûr, il m’arrivait de me faire remarquer par mes notes excellentes ou bien en défendant mes valeurs. J’ai tendance à me dérober plutôt que d’affronter le problème en face, alors quand le problème en question me concernait moi et pas un autre élève qui se faisait rabaisser (ce qui avait le don de me mettre hors de moi), je laissais couler. Je manque grandement de confiance en moi et il en faut pour tenir tête aux plus influents du lycée.

Après ce début chaotique dans mon existence, j’ai décidé de poursuivre mes études. C’était la seule chose que je savais faire, la seule entreprise dans laquelle je réussissais. Je suis certes déterminée, mais je baisse les bras facilement, à cause de ce foutu manque de confiance, en moi autant qu’en les autres. A la rentrée, j’ai donc choisi le cursus universitaire que j’allais faire : littérature comparative et études culturelles. C’est vraiment tout ce que j’aime. Dédié à l’étude de la littérature et de la culture dans une perspective globale, cette formation demande aussi de pouvoir étudier ça sous l’angle des langues, des genres, des disciplines, des nations et des cultures. Je vais donc faire des études approfondies de langues étrangères, de traduction littéraire et d’études culturelles. Enfin bref, un vrai truc d’intello mordue de littérature, de société et d’histoire. Ma phobie sociale ne s’est toujours pas calmée. Il m’arrive encore souvent d’avoir des accès de panique en entrant dans une classe, ou des crises d’angoisse dans la nuit qui m’empêchent de dormir. Heureusement, ma seule et unique amie d’Angleterre a décidé de me rejoindre pour ses études. Anna m’aide donc à gérer ce stress au jour le jour, et je lui en suis on ne peut plus reconnaissante. Papa a décidé de rentrer en Angleterre, même s’il viendra me voir pendant les vacances et qu’il me versera de l’argent tous les mois. J’ai donc pris un appartement près du campus avec mon amie d’enfance. Je me suis proposée comme serveuse pendant mon temps libre dans un café du campus, pour pouvoir me faire un peu d’argent seule mais aussi pour affronter peu à peu ma phobie. Je ne sais pas si je pourrais un jour la surmonter.

Un soir, quand Anna est rentrée d'une soirée, elle est entrée dans ma chambre en manquant de fracasser la porte contre le mur. J'ai fait volte-face en me demandant ce qui pouvait bien se passer, la tête toujours dans le passage du « Vieil homme et la mer » d'Hemingway que j'étais en train d'étudier. « Violet! Qu'est-ce que tu faisais dans le quartier Ouest? » Elle m'a dévisagée, les yeux aussi écarquillés que les miens. Et elle m'a expliqué qu'elle avait vu la copie conforme de moi-même, une fois que je lui ai assuré que je n'avais pas lâché Hemingway de la soirée. Depuis, j'ai commencé mes recherches sur mon double. Je suis déterminée à la trouver. Pour une fois que j'ai un but autre que les études dans ma vie, je vais m'y donner à fond. Et tenter de ne pas baisser les bras.