llez Violet, sors t'aérer, t'as vu comme il fait beau aujourd'hui? Tu pourrais pas sortir de tes bouquins trente secondes?" Je soupire, puis recule ma chaise pour me retourner et regarder ma meilleure amie en face. Ses bras croisés sur la poitrine, elle me regarde comme si j'étais un vilain chien qui venait de faire pipi sur le tapis. Elle abuse parfois. Je sais que je travaille et que je suis recluse, mais cette vie me va très bien. Bon, d'accord, je souffre un peu d'être seule, mais c'est pour mon bien. Sous le regard de plus en plus rougeoyant de mon amie, je décide de me lever sans quoi je suis sûre que son volcan intérieur va s'éveiller et là, je suis sûre que je devrais me payer des marathons de soirées séries télés et glace Ben&Jerry's pour me faire pardonner. Je grimace à l'idée.

Je prends mon sac au vol, y fourre le bouquin sur lequel on travaille en cours d'anglais en ce moment, un thermos de café, un carnet et un stylo, mes clés, puis Anna m'attrape par la main et me sors de force de l'appartement. Direction le centre-ville et le parc. Mon souffle chaud fait de la buée dans l'air en sortant de ma bouche et je ressers mon manteau bleu marine en laine autour de mes épaules. L'avantage avec cette température c'est qu'elle me force à avancer pour ne pas me transformer en glaçon. Je marche d'un pas rapide dans le parc. Anna me laisse m'installer à un banc pour travailler pendant qu'elle se balade. Elle comprend que j'ai déjà fait un gros effort en venant, alors elle me laisse me plonger dans l'étude de mon livre pour éviter de penser à tous les regards qui peuvent actuellement être en train de peser sur moi.

Quelques temps après, une boule de poils se jette sur moi en aboyant de toutes ses forces. J'en lâche presque mon livre pour rattraper le chien avant qu'il ne fasse trop de dégâts sur mes notes. Heureusement que ce n'est pas un chat, je serais déjà en train d'éternuer à m'en expulser le nez... littéralement. Je le repose par terre, où une paire de mains vient récupérer l'animal en furie. "Excusez-moi." Je remarque que la voix féminine a hésité un instant mais je n'ose pas relever les yeux, encore moins engager la conversation. J'y suis pourtant forcée en sentant le regard de la jeune femme sur moi, ce qui me met très mal à l'aise. Mes mains tremblent et je peine à garder prise sur mon livre. Foutue phobie...

Mes yeux détaillent avec étonnement mon reflet. Merde alors, je me suis plongée dans un monde parallèle ou quoi? Je tends stupidement la main pour vérifier qu'il n'y a pas de miroir. Mon double recule, le chien serré contre sa poitrine. Je l'observe un peu plus en détail, oubliant qu'elle en fait de même tant ma curiosité a été piquée. La seule différence évidente entre elle et moi est qu'elle a les cheveux lisses, tandis que je les ai bouclés. Les connexions neuroniques mettent du temps à s'établir. Mon double... Les mêmes tâches de rousseur... La même couleur de cheveux flamboyante... Les mêmes yeux troublants qui semblent cacher tellement de secrets... Mauve! Mais bien sûr! Qui d'autre dans cette petite ville aurait-on pu me confondre avec?

Malheureusement pour moi, je sens mon nez qui commence à me démanger. Oh non. Non non non. Je regarde mes mains qui tiennent encore le livre et qui ont repris leur tremblement. Si j'éternue, tout le monde va me regarder, et si tout le monde me regarde, je vais faire une crise de panique. Et ce sera encore pire, puisque tout le monde va vraiment me regarder pour le coup. Je ne peux pas m'en empêcher. J'éternue. Une fois, deux fois, trois fois, sans pouvoir m'arrêter. Et merde. C'est pire que ce que je pensais. Je suis allergique aux poils de chien.

hors-jeu:

'entends vaguement la jeune femme me demander si ça va par-dessus mes éternuements. J'essaye de lui sourire, en vain, parce que je me retrouve à éternuer de plus belle. Mes mains cherchent fébrilement quelque chose dans mon sac. La rouquine se penche vers moi, inquiète: "Qu'est-ce qu'il se passe ? Vous êtes allergique ? S'il te plaît, arrête d'éternuer..."

Enfin! Ma main se referme sur le petit boîtier cylindre enfouit au fond de mon sac. Je sors aussi une bouteille d'eau de ce foutoir. Je ne sais pas si c'est parce qu'elle m'a demandé d'arrêter d'éternuer ou simplement parce qu'elle est passée du vouvoiement au tutoiement, mais mes éternuements violents perdent en puissance et je peux prendre mes cachets anti-allergies. C'est contre les poils de chat, mais mon médecin m'a demandé de l'avoir toujours sur moi en public pour éviter que je me mette à faire une crise parce que j'ai croisé une mamie et son manteau couvert des poils de ses chats. Je lâche un soupir de soulagement quand je constate que les cachets font effet.

"Bon, et ben il faut croire que je dois rajouter les poils de chien à ma liste d'allergènes." Je lui adresse un sourire, le premier en public depuis bien longtemps. "Ne t'inquiète pas, ça devrait aller. Tu veux t'asseoir? Tu as l'air toute secouée", dis-je avec un sourire sur les lèvres, en tapotant la place vide sur le banc à côté de moi. Je n'ai pas été aussi sympa avec quelqu'un depuis des lustres, encore moins avec une inconnue. Enfin, une inconnue, peut-être pas. J'ai mené ma petite enquête sur Mauve Tremblay pendant mon temps libre. Je ne sais pas grand-chose sur elle, mais assez pour savoir qu'on pourrait facilement s'entendre. Et quoi de mieux que d'en apprendre plus sur elle par sa propre bouche? C'est mieux que de jouer les détectives amateurs en tout cas.

auve se retourne vers moi: "Je suis encore... désolée." Je lui lance un sourire pour la rassurer. A l'entendre, on dirait que j'ai une tête de dragon qui crache du feu. Enfin, c'est peut-être le cas à la fac, je suis loin d'être sociable et agréable -c'est même tout le contraire. Mais la jeune femme m'intrigue malgré moi et je me retrouve transportée dans un monde nouveau, dont les possibilités infinies se présentent à moi. Y compris celle de redevenir Violet, la gentille Anglaise souriante et sociale, pleine de vie et altruiste. C'est dingue comme une personne peut changer du tout au tout à cause d'un seul événement de sa vie.

"T'inquiète pas, c'est pas grave. J'avais tout ce qu'il fallait sur moi, et puis ça serait bien arrivé un jour." Et puis, d'un coup, après un court silence, elle me lance: "Mauve. Je suis Mauve.". Je cligne des yeux plusieurs fois, surprise, avant que mes neurones connectent et transmettent l'information à mon cerveau. Je cherche un peu mes mots avant de lui répondre.

"Enchantée, Mauve. Moi c'est Violet." Je ne sais pas pourquoi je lui ai donné mon vrai prénom. Je ne sais vraiment pas. Mais je pense, au plus profond de moi, qu'elle entre toutes les personnes a le droit de savoir le prénom que mes parents m'ont donné à la naissance. Ce n'est pas que Charlie n'est pas mon vrai prénom, juste mon deuxième. Je l'ai utilisé pour ma nouvelle vie. Ma vie de tristesse, de phobie sociale, de peur et de distance avec les autres. Je n'ai pas envie d'être cette personne avec Mauve. Je veux être Violet, celle que j'étais avant et que je regrette amèrement. Celle qui rendait ma mère fière et heureuse.

a rouquine rigole. Elle est jolie comme ça, elle semble réellement heureuse pendant un moment. "Mauve, Violet. Violet, Mauve. Tu vas devenir mon sosie officiel je crois." Sa remarque m'arrache un sourire en coin. Je l'aime bien cette rouquine. Je réfléchis un instant, puis me ravise: "En fait, ici, on me connaît sous le nom de Charlie. C'est mon deuxième prénom." Parce que bon, si elle dit que son sosie s'appelle Violet, tout le monde va la prendre pour une folle, pas grand-monde sait que je ne m'appelle pas "véritablement" Charlie.

Je commence à ranger mes affaires dans mon sac, je pense que je vais laisser mes notes et Joseph Kessel un instant. Mauve est plus importante à mes yeux qu'étudier une métaphore filée sur un singe (même si j'adore ça, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit). Une fois que tout est dans ma sacoche, je relève les yeux vers Mauve. Elle se passe une main dans les cheveux et me dit: "En tout cas, ravie de te rencontrer, Charlie." Elle me fait un énorme sourire, et je ne peux pas m'empêcher de faire de même.

"Pareil." Je crois que je n'ai pas souri autant depuis longtemps. Je me lève du banc sur lequel on est assises depuis tout à l'heure et me tourne vers elle. "Ça te dit qu'on marche un peu? Il ne fait pas très chaud, et je pense que ton chien voudrait bien bouger aussi, je ne veux pas qu'il te boude pendant des semaines parce que tu l'as abandonné à cause de moi."